Bloub résume (un peu)
C'est l'histoire de Nora, une fleur
fragile et délicate, et de Charlie, un clown un peu largué. Mais
boudiou, ils sont heureux, ces deux-là, sont mignons. A l'abri dans
leur serre, loin de la ville, des complications, de la réalité. Une
vie de bohème, une vie pleine de bonheur simple, une vie d'amoureux.
Mais voilà, il y a aussi le rêve du
clown, qui paradoxalement, les renvoie de plein fouet dans la
réalité. Le choc est rude, brutal, et Nora craque, Nora pleure, et
Charlie aussi, qu'elle est malheureuse sa petite fleur, hors de
question de la laisser dépérir, alors tant pis. Nora se reprend,
Nora se revigore, mais voilà, Nora aime Charlie. Et elle l'aime
trop. Et Nora n'est pas assez forte pour résister à cet amour. Nora
veut qu'il soit heureux, qu'il resplendisse, alors elle va se
sacrifier, sacrifier son bonheur, se disant qu'elle l'aime et que ce
qui compte, c'est qu'il soit heureux, mais la petite fleur ne
résistera pas et ira trop loin dans l'idée obsessionnelle de se
sacrifier pour le petit clown. Paris la mangera, la dévastera. A
force de vouloir se priver de soleil pour faire pousser les autres,
la fleur se fanera, lentement, doucement, gangrenée par un mal
insidieux, une maladie contre laquelle elle ne peut plus lutter et
l'issue sera tragique, car Paris, incarnation de la vie et ses
réalités sombres, est bien trop forte et angoissante pour la fleur,
rêveuse et toute frêle.
Résumé officiel.
Nora aime Charlie, Charlie aime Nora.
Ce pourrait être la happy end d'un roman, ça n'en est que le début.
Car il y a la vie, le regard des autres, le succès, la peur, la
culpabilité... A force de vivre d'amour et d'eau fraîche, ils
avaient oublié que le monde existe, et qu'il se compose de mille
petites choses qui séparent les couples. Fin de la fusion. Charlie
se laisse embarquer dans une belle aventure professionnelle, Nora
suit vaille que vaille. Puis elle est distancée et se retire du
jeu. Commence alors pour elle une douloureuse errance dans le Paris
des parias. Elle réapprend la liberté – antithèse de la passion
– et cette liberté , rencontre après rencontre, va la mener tout
droit de l'autre côté du miroir.
Extraits.
Dans les rues que le soleil rase et où
l'ombre bleue lentement s'insinue, la flânerie est de rigueur. Les
passantes trimbalent une sensualité lascive dans leur démarche, le
négligé de leur tenue, une épaule nue, l'amorce d'un sein. Une
cuisse trahie, l'espace d'un éclair, par la jupe fendue. Des pieds
que les chaussures n'emprisonnent plus. Une odeur de peau, sauvage et
douce, flotte dans l'air.
- Chouette, hein? Murmure Nora.
-
Chouette, approuve Charlie.
Ils s'embrassent, histoire d'être à
l'unisson. Et de partager le goût de la bière, en sus.
- Tu
fais ça seule?
- Non, avec un copain.
Elle n'a pas dit mon
mari. Elle ne l'a pas dit. Pour l'heure, elle le renie: il est la
propriété de Boris.
Elle est longiligne, splendide et
terrifiante. (…) Elle toise Nora qui rétrécit à mesure, et d'une
lèvre violine en accent circonflexe, lâche:
- C'est quoi,
ça?
« Ça » se ratatine encore davantage. Jusqu'à se
fondre dans le néant.
Il serait peut être temps de couper le
cordon, les p'tit loups! Vous êtes des individus, des in-di-vi-dus!
Tu as ton destin, Charlie, et Nora le sien. L'entité bicéphale que
je vois devant moi, il n'y a rien de plus négatif, de plus stérile.
Chacun freine l'autre dans ses aspiration, de peur d'être lésés.
Vous tissez autour de vous un cocon de méfiance, d'indisponibilité,
d'interdits – dont celui de vous épanouir pleinement n'est pas le
moindre. Et vous tournez le dos à l'avenir.
L'ange a un
sourire très doux.
- Elle est pute avant d'être handicapée, tu
sais! (...)Eh beh dis donc, t'as un sacré paquets de préjugés,
dans ta p'tite caboche, constate l 'ange tristement. Tu fais partie
de ceux qui pensent que le plaisir est réservé aux gens beaux,
jeunes et en bonne santé, c'est ça? (…) Tu as entendu parler des
peintres du pied? Des artistes manchots qui domptent leurs orteils
au point de les rendre aussi habiles que des doigts, et produisent
des oeuvres remarquables? Eh bien Lulu, c'est pareil: sa survie passe
par son boulot. Et elle se dérouillera pour l'exercer, quelle que
soit sa condition physique.
- Mais toi, toi qui l'aimes, comment
peux-tu supporter ça?
- J'en crève... Mais je le foutrai jamais
en cage, cet oiseau là, jamais! Surtout s'il ne peut plus voler!
Opinion.
Je ne suis pas sortie indemne de la
lecture de ce livre. Nora est belle, Nora est une femme, mais Nora
aime, aime trop, aime d'un amour oppressant, étouffant, malade et
pourtant innocent, enfantin, absolu. On la suit dans sa descente en
enfer, dans ses errances citadines, où les autres sont amis et
ennemis à la fois, dangers et refuges. Le monde des parias, le monde
des putes et des clodos, des saltimbanques ivres et de la baise
nocturne dans les jardins sales, ce monde inconnu qui vit et grouille
dans le métro et les troquets minables, nous le découvrons avec
Nora, ses yeux d'enfant de la campagne, ses appréhensions et son
innocence. C'est l'amour absolu qui la guide dans la capitale, qui
dicte sa conduite et la rend incompréhensible aux yeux des autres,
les gens normaux, rationnels et professionnels, incarnés par Boris.
Lors de la conversation finale avec lui, l'ennemi, l'incarnation de
la raison, on se « ratatine » avec elle, parce que nous
avons conscience de sa logique illogique, son raisonnement absolu et
incroyable: elle aime Charlie, jusqu'à se sacrifier, jusqu'à
vouloir disparaître pour lui, pour le laisser libre, cet oiseau là,
son oiseau à elle. Elle veut le libérer d'elle, mais est bien trop
absolue pour s'y prendre de la bonne façon, et cet absolutisme
aboutit à son martyre, inutile et triste car incompris et non
reconnu.
Je m'oppose à ce qui est dit dans le
4ème de couverture, lorsque je vois « elle réapprend la
liberté ». Non. Certes, Nora est prise dans la passion, elle
adore, adule Charlie, mais son errance n'est en aucun cas une
reconquête de la liberté. Bien au contraire, elle déambule, sans
but, fantôme rural en milieu urbain, perdue dans un monde dénué de
douceur et de tendresse, confrontée aux réalités violentes de la
rue. C'est elle, certes, qui choisit de partir, de fuir le domicile
de sa soeur, de parcourir la ville, c'est elle qui se retrouve à
mendier la compagnie des révisionnistes de l'histoire et l'illusion
d'une tendresse oubliée dans les bras du cracheur de feu. Mais on ne
peut être libre que lorsque l'on est conscient, raisonnable, sûr de
soir. Nora ne l'est pas. Elle est au contraire prisonnière,
prisonnière de son amour fou qui est à l'origine de sa fuite, et
c'est parce qu'elle ne s'est pas libérée de son emprise qu'elle se
perd peu à peu, de plus en plus. Nora n'est pas libre, car son âme
et son corps sont dédiés à Charlie, elle n'existe que pour lui, et
s'il faut qu'elle disparaisse afin que lui soit libre et qu'il soit
heureux, alors elle le fera, de la façon la plus dramatique qu'il
soit.
Opinion technique.
Gudule utilise un lexique et un
vocabulaire simple, et ses dialogues sont fidèles à ce que l'on
pourrait entendre. Pas de négation, des points de suspension pour
retranscrire les hésitations et les non dits. Aucune difficulté.
Et la technique de narration est
parfaite: 3ème personne, mais on approche plus du récit à la 1ère
personne. L'accès aux pensées de Nora et de Charlie est direct,
sans transition, et le récit l'est également, limité au possible.
Pas de pompeux « Charlie en resta KO », mais plutôt
« KO, Charlie ». L'écriture est comme Nora: simple et
directe, franche et juste. Les émotions ne sont pas décrites, mais
transitent par les raccourcis et les silences, et les pensées
désespérées auxquelles le lecteur a accès. Nul besoin
d'explication longue et ennuyante sur les raisons qui poussent Nora à
fuir. Le ton est juste et touchant, et devient oppressant: trop de
simplicité pour décrire la dégradation de l'état de Nora, trop
d'innocence dans les phrases, trop de « direct » lorsque
la réalité la rattrape. Boris est violent, par sa franchise mais on
le comprend: il est normal. Il est comme nous. Sauf que lui n'a pas
accès à la logique incertaine de Nora. Alors on ne peut pas lui en
vouloir. Sans doute aurions nous les mêmes pensées, les mêmes
déductions, et c'est ce qui met mal à l'aise.
Notation: